Khadija est à son premier jour de travail après son cancer du sein. De son côté, Farid, autiste asperger, à la charge des inventaires de l’entreprise. Fatima-Zahra se sent dépassée depuis l’arrivée des nouveaux outils informatiques. Malgré l’énergie qu’il déploie à masquer sa dépression, Mourad ne parvient pas à cacher que son récent divorce l’impacte profondément. Abdelkader croule sous les dettes et est obsédé par la question de savoir comment il va réussir à faire manger ses enfants aujourd’hui. Maryam vit sous le stress permanent lié à la relation à son chef ; elle est sur le point de sombrer…
Il serait difficile d’identifier ou de catégoriser les fragilités, tant il y a de situations différentes. La fragilité est un état émotionnel perçu comme négatif dans lequel la victime est enfermée durablement sans levier apparent pour s’en sortir. Si l’impact de cet état peut être visible dans les résultats au travail, ce dernier peut trouver sa source en dehors du travail, ce qui peut rendre délicat l’accompagnement de la victime par les structures de l’entreprise.
Voyons d’abord ensemble ce qui peut être fait, puis abordons la question de façon plus critique, mais aussi peut-être plus fondamentale.
Surtout lorsqu’il s’agit de questions de santé, j’observe que les entreprises sont plus enclines à mettre en place des mesures au service de la fragilité. Elles installeront des dispositifs d’accueil visant à faciliter le maintien de la personne dans l’entreprise. Peut-être mettront-elles aussi un dispositif d’écoute ou quelques relais internes. Elles chercheront peut-être, en son absence, à entretenir le lien qui relie le collaborateur à l’entreprise. À son retour, l’entreprise veillera à adapter la charge de travail à ce que la personne est capable de faire. Il serait d’ailleurs bon d’informer les collaborateurs des actions menées par l’entreprise et du sens donné au dispositif et à l’accueil fait de la personne fragile. Une fois rentrée, la personne peut être régulièrement vue par des relais RH formés à la question. Ensemble, ils peuvent évaluer les difficultés perçues et réévaluer la charge de travail. Si ces relais sont correctement formés, ils peuvent aider la personne à traverser les états émotionnels qu’elle traverse à travers sa remise au travail. Peut-être s’est-elle faite trop tôt. Peut-être que la personne n’était pas prête. Mais l’heure du retour au travail a sonné, et elle ne peut y échapper.
Il serait bon que les relais travaillent aussi avec les collègues et la hiérarchie.
Quelle vision a le manager de la situation ? Quelles sont ses croyances ? Quelles difficultés perçoit-il dans l’aménagement du poste de travail ou de la fonction ? Comment perçoit-il le mi-temps thérapeutique, si ce dernier a été accordé ?
Les relais devraient aussi travailler avec l’ensemble des collègues de façon à ce que chacun puisse adopter l’attitude la plus judicieuse, en fonction de la posture qu’aura la personne fragilisée à son retour au travail. Rappelons-nous qu’il n’y a pas de bonne et de mauvaise posture. Il y a juste la posture adoptée par la personne pour des raisons qui la concernent.
Comme nous le voyons, l’idée centrale est d’aider la personne fragilisée à réintégrer l’entreprise dans les meilleures conditions possibles. Elle y reprendra à son rythme. Son environnement se montrera accueillant, compréhensif et en soutien. Pour cela, il est essentiel que ses collègues comprennent.
Si certains hommes ou certaines femmes dans l’entreprise cherchent le plus sincèrement du monde à accompagner la personne fragile dans son retour au travail, il est difficile de dédouaner l’entreprise de toute attente qui serait contraire au principe même de son existence. À quelques exceptions près, l’entreprise aujourd’hui est là pour faire des profits au bénéfice principal de ses actionnaires. En principe, nos entreprises ne sont pas altruistes. Si elles ne nourrissaient pas l’espoir de voir la personne fragile revenir très rapidement à son rendement antérieur, si elles n’avaient pas un intérêt supérieur en la personne ou si elles n’étaient pas soumises à un contexte législatif contraignant, se préoccuper de la personne fragile, voire héberger en ses murs de telles personnes, pourrait être vu comme contre nature.
Si le dispositif décrit peut montrer de l’efficacité pour des fragilités comme la maladie ou l’autisme, qu’en est-il lorsque la fragilité est à trouver en dehors de la sphère du travail ? Quelle légitimité aurait l’entreprise à aborder la question ?
Lorsque l’origine de la fragilité se situe dans la relation à la hiérarchie ou dans la capacité de la personne à évoluer avec son travail, comment parvenir à mettre cela en lumière de façon à avoir une chance d’enfin aborder la question constructivement ?
Il n’y a pas de réponse toute faite, malheureusement. C’est un peu du cas par cas. Et cela nous oblige à prendre de la hauteur par rapport à cette question.
Pour l’instant, nous avons tenté de voir ce qui pourrait être fait pour aider une personne en fragilité. Nous ne nous sommes pas posé la question de savoir comment nous pourrions faire pour qu’une telle situation n’arrive pas. L’étude de cette question a quelque chose de dérangeant, car elle nous oblige à remettre en question nos choix de vie, mais aussi l’état de notre civilisation et ce qui nous amène à en rester prisonnier.
Nous avons essentiellement utilisé l’exemple de la personne fragilisée par la maladie, comme un cancer par exemple. On pourrait penser qu’avoir un cancer est un peu la faute à pas de chance. Pourtant, les avancées de l’épigénétique nous enseignent que la maladie peut trouver ses racines dans l’environnement, et, pourquoi pas, dans l’environnement de travail. Des relations difficiles avec les collègues, un travail qui ne fait pas ou plus sens, un stress permanent entretenu par un encadrement pressant ou des outils qui nous dépassent, et le cancer s’installe.
Beaucoup diront que de nombreux efforts sont consentis aujourd’hui à rendre nos environnements de travail plus humains, moins stressants, plus heureux. On parle de plus en plus de bonheur au travail. Certaines entreprises ont même leur Chief Happiness Manager. Le problème, c’est que le bonheur est un choix. Le bonheur est une conséquence. Ce ne peut être une fin en soi. Jamais, de l’histoire de l’humanité, le bonheur n’a été un objectif.
C’était une conséquence heureuse vécue par la personne qui réalisait des choses en restant alignée à ce qu’elle est et à ce qui fait sens pour elle. Pour tenter d’industrialiser le bonheur, nous aurions besoin que tout le monde fonctionne de façon identique, ce qui entraînerait un formatage des populations. Que faire lorsque nous ne sommes pas alignés à ce formatage ? Que faire lorsqu’on a le sentiment qu’il faut être conforme pour garder son travail ? Rien, sinon creuser un peu plus l’incongruence entre qui nous sommes vraiment et ce que nous pensons devoir être ou projeter de nous. Jusqu’au jour où nous nous effondrerons. Dans une société où chacun cherche à faire sa place selon des règles qui sont étrangères à la nature humaine, il est difficile d’imaginer un monde où les fragilités iraient en décroissant. Pour nous en sortir, nous aurions probablement besoin de faire évoluer nos sociétés vers des modèles plus en phase avec notre nature humaine et qui prennent plus en compte nos diversités. Cela pourrait faire l’objet d’un prochain article passionnant…
Mr. Philippe BEAUJEAN
Consultant, Formateur
Coach certifié en milieu professionnel
Article du magazine « AIGLE », 8ème édition